Comment savoir…
C’est difficile de parler de Claude.
Après vingt-cinq ans d’amitié, je lui en veux un peu de ne pas m’avoir fait partager sa solitude et sa détresse finale.
Lors de ma « carte blanche » à la Cinémathèque en mai 1986, nous nous sommes beaucoup vus et nous avons intensément discuté au Commensal. Il ne m’a probablement jamais autant parlé de lui qu’à ce moment-là. Sa force de caractère, son intelligence et sa délicatesse ne m’ont pas permis de mesurer toute l’étendue de son désarroi.
Aujourd’hui, après son départ, je réalise que malgré le fait que nous avons travaillé ensemble, avoir été ce qu’on peut sans conteste appeler de vrais amis, je ne le connais pas tant que ça. Peut-on avoir une nature secrète au point de laisser ses amis en dehors d’une décision comme la sienne ? Sa dernière. Décision que j’admire. Je ne lui connaissais pas ce courage.
Parler de COMMENT SAVOIR… seulement (comme on me l’a demandé), c’est comme livrer une seule séquence d’un film. Toute ma vie a été bouleversée par Claude et pas juste le temps de monter ce film.
Mes souvenirs sont pêle-mêle ; ce qui appartient à COMMENT SAVOIR… est peut-être dans À TOUT PRENDRE. Difficile d’isoler un souvenir qui se rattache à un film précis.
Aujourd’hui, j’aimerais savoir écrire comme lui ou comme Godbout afin de pouvoir lui rendre un vrai hommage. Ma plume me fait mal, mon ciseau me manque.
1965. C’est l’époque de l’école Noël de Saint-Hilaire, la grande remise en question du système d’éducation, l’école éclatée où chaque élève suit son propre rythme d’évolution, la classe ouverte, l’entrée de l’ordinateur interactif dans les écoles aux U.S.A. Toute cette démarche est neuve, l’avenir plein de promesses.
Claude s’est toujours intéressé aux enfants ; il établit avec eux des relations très privilégiées. Il avait réussi à créer une communication tout à fait spéciale avec mes propres enfants, relation que je lui enviais d’ailleurs.
Avec cette ouverture d’esprit et sa curiosité naturelle, Claude commence ce film sur la technologie scolaire.
Il travaille avec Jean Lemoyne à la recherche, Claire Boyer comme assistante et Bernard Gosselin à la caméra. La majorité du tournage se fait en Californie, surtout à Berkeley.
À la suite du montage de GENEVIÈVE pour Michel Brault, l’épisode canadien de LA FLEUR DE L’ÂGE, il était fortement question, à l’instigation de Pierre Juneau, que je parte au Japon comme stagiaire sur un film de Teshigahara. Avant de partir, il fallait juste monter COMMENT SAVOIR…
Lors des premiers arrivages de rushes, il y avait par exemple 20 minutes de film sur un enfant qui, assis devant un ordinateur, essaie de trouver la lettre A sur le clavier ; à chaque touche qui n’est pas le A, l’ordinateur avec une patience inhumaine et une voix presque humaine demande le A. Lorsque le A est trouvé, il passe au B. Le producteur en panique au visionnement n’avait rien d’un ordinateur !
Pendant tout le montage, je n’ai jamais eu une vue d’ensemble de ce que devait devenir ce film. J’avais l’impression que Claude ne savait pas ce qu’il voulait (la suite m’a prouvé qu’il n’en était rien). J’ai monté séquence après séquence, morceau par morceau, un peu comme un bout de tricot dont on ne sait pas si cela fait partie d’une manche, du dos ou du devant. Sans compter que nous avons continué à tourner des plans pour compléter des séquences.
Son frère Michel, médecin, s’est d’ailleurs prêté à faire un diagnostic sur un ordinateur de l’université de Montréal. « Établir un diagnostic n’est pas poser une devinette ! » lui répond l’ordinateur. Le programmateur avait un drôle de sens de l’humour. Michel fut vexé !
Claude était perpétuellement au régime ; il mangeait des biscuits Métrécal. Un jour, il arrive avec un tube de lait condensé sucré suisse : « Tiens, Werner, j’ai trouvé du sperme des Alpes ! » On en mettait dans le café, il en prenait à même le tube pour faire descendre les biscuits, drôle de régime. J’éclate encore de rire en voyant un tube de lait condensé et les Suisses se demandent pourquoi !
Michel Brault venait régulièrement faire son tour et souvent nous avons trouvé des prétextes pour lâcher un peu COMMENT SAVOIR… Pour nous divertir de ce montage ardu, nous avons commencé ROULI-ROULANT. Une fin de semaine, avec ma Corvair flambant neuve, nous avons tourné les séquences de Westmount. J’étais très inquiet. Bob Russell n’avait pas l’air de se rendre compte que ma voiture était toute neuve. Ce jour-là par nervosité, j’ai moi-même piqué la carrosserie avec une des pattes du trépied, maudit. Le soir même Suzelle Carle a reculé dans la portière côté passager. La Corvair n’était pas une voiture fiable, Ralph Nader l’a prouvé par la suite.
J’ai beaucoup appris mon métier avec Claude, il m’a transmis cette espèce d’acharnement tranquille nécessaire au montage documentaire. Claude faisait vraiment la réalisation de son film au montage et c’est à cause de cette façon de travailler qu’au début j’avais l’impression qu’il ne savait pas ce qu’il voulait, il était tellement perfectionniste. J’ai monté, démonté, remonté sans bon sens jusqu’à ce qu’il soit satisfait. Il faisait feu de tout bois et il n’avait aucun préjugé. Il m’épuisait ! J’allais au bureau à 9 h 30 le matin, lui arrivait vers 16 h, il regardait ce que j’avais fait dans la journée, on essayait deux ou trois petits trucs, on en parlait, j’avais l’impression qu’on perdait notre temps. Tard le soir, on se quittait et ça recommençait le lendemain. Il m’écœurait !
Un soir, ou plutôt une nuit, nous avons lâché le montage pour faire des anagrammes avec le nom de Monique Fortier. Le premier était Fornique Motier et le dernier Minie Roquefort, mais entre ces deux anagrammes, il y avait les autres qui couvraient la porte de sa salle de montage. Nous sommes partis tôt le matin très fiers de nous !
Claude avait une mémoire extraordinaire, une véritable encyclopédie du cinéma. Je ne pouvais d’ailleurs pas enlever un plan dans le film sans qu’il s’en rende compte.
Il était également très distrait. Un jour, il entre chez son pharmacien qui, à demi masqué par son haut comptoir, cause au téléphone :
— Alors comment va ton père ? dit le pharmacien.
— Très bien merci, dit Claude (long silence)
— Tu habites toujours Côte-des-Neiges ?
— Voyons…, j’habite Saint-Marc.
(long silence, Claude est mal à l’aise)
— Bon merci, je te rappelle, dit le pharmacien en raccrochant le téléphone et se tournant vers Claude :
— Salut Claude, comment vas-tu ?
Claude est parti en Californie pour enseigner à UCLA avant la fin du montage de COMMENT SAVOIR… Pour ma part, j’ai continué à monter et même à tourner. Mes enfants, Barbara et Franck, se sont prêtés — ils n’avaient pas le choix ! — à toutes sortes de plans dictés par Claude par téléphone depuis la Californie. Il a fallu que j’attende que Claude ait écrit le commentaire pour comprendre à quel point il avait le contrôle de son film. Tout d’un coup, tout devint clair, limpide. « J’avais l’air d’un con, mon frère ». Je ne sais pas comment j’ai terminé ce film, toujours est-il que j’ai été très surpris lorsqu’il a gagné un prix à Venise.
Et moi, dans tout ça : Marcel Martin m’a passé un savon à cause du temps que j’y ai mis et comme Pierre Juneau avait quitté l’ONF, mon voyage au Japon fut annulé. Mon recours auprès du commissaire Guy Roberge ne fut pas entendu, il venait juste d’être remplacé par Hugo McPherson.
En 1982, comme membre d’un comité de retrait du catalogue, j’ai donné mon accord pour mettre ce film aux archives parce qu’il n’était plus pertinent. J’ai eu un pincement au coeur !
Claude écrivait le mot « jamais » sur tous les bouts de papier qui lui tombaient sous la main. « Claude, pourquoi écris-tu toujours jamais ? », « Tu ne le sauras jamais ! »
Malgré toutes les difficultés qu’il a rencontrées dans sa vie, je n’ai jamais entendu Claude se plaindre, je ne l’ai jamais entendu dire du mal de quelqu’un. Et quel être intelligent !
Adieu, mon ami, mon frère, mon père !
Werner Nold