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1932 : La Compagnie cinématographique canadienne et France-Film

1932

Donc le succès du film parlant français, cela devient de plus en plus vrai. Même les Américains s’en mêlent. Ne voit-on pas la Paramount ouvrir au printemps 1930 des studios à Joinville, en banlieue de Paris? C’est la même compagnie qui, ayant complètement rénové à l’été 31 sa salle de la rue Bleury, l’Imperial, pour en faire un cinéma de luxe sous la direction de H.W. Conover, décide, début 32, de la dédier au film français, provenant bien sûr d’abord de ses studios européens. Le 26 mars 32, pour la semaine de Pâques, elle lance un grand battage publicitaire : plusieurs pages dans les journaux, concours avec primes, offres dans plusieurs magasins. L’Imperial devient le premier cinéma français de luxe en Amérique. Au programme de cette première séance, la “magnifique opérette de Louis Mercanton” IL EST CHARMANT, une comédie OCTAVE, un documentaire et les Actualités de La Presse, édition Pathé, distribuées par la CCC 1. Rien n’a été ménagé pour séduire le public. Le personnel qui l’accueille parle français! “afin que chacun se trouve à l’aise à l’Imperial, qu’il n’y règne aucune gêne, aucun embarras” (La Presse). On peut voir aussi à la mezzanine une exposition de photos de mode de Paris.

Quant aux prix, on les dit à portée de tous : en semaine, de 11h à 13h, 21¢; de 13h à I6h, 23¢; de 18h à 23h, 31¢ au balcon, 41¢ à l’orchestre. Le samedi les prix augmentent l’après-midi: balcon 26¢, orchestre 31¢. On prend bien soin de préciser qu’évidemment, l’administration du théâtre prend à sa charge l’impôt sur les spectacles.

Naturellement le St-Denis de Jos Cardinal ne veut pas demeurer en reste. Déjà il pratique les plus bas prix en ville : 20¢ à l’orchestre, plus la taxe! Et le plus souvent pour un programme double. Ces conditions contribuent à faire du St-Denis la salle la plus populaire de Montréal. Mais il y a un point noir : l’acoustique. La salle possède tellement d’écho que le son est quasiment inaudible. Cardinal entreprend donc d’améliorer sa salle et de perfectionner son équipement technique. Il engage l’ingénieur W.J. Bowman. Le 18 avril 32, le St-Denis est au point. Dans la publicité du théâtre, Bowman certifie que la reproduction des films parlants est parfaite, bien graduée et ne souffrira plus de résonnances nuisibles.

En ce printemps 1932, Montréal possède donc deux grandes salles en français, sans compter le Cinéma de Paris et quelques salles qui s’adonnent sporadiquement au film français, comme le His Majesty’s de la rue Guy qui donne, entre deux séances d’opérette, du film français. Cette présence du film français, non seulement encourage-t-elle un certain nationalisme en mettant en évidence la domination étrangère (américaine et autres; beaucoup de salles appartenant à des Grecs, des Syriens, des Juifs, on parlera des “cosmopolites”), mais encore provoque-t-elle des prises de position comparatives entre les productions française et américaine. Ne voit-on pas Léon Franque écrire en mars et avril par exemple : “Il est essentiel que le film français étudie la technique des maîtres d’Hollywood et qu’il s’en inspire. Il lui faudra aussi améliorer la photographie, le mouvement et l’allure de l’action, que les personnages sachent détailler le rire comme le pleur. Il faudra que le film français crée le rêve, le vrai, celui qui ne s’explique pas, qui est bête parfois, mais que tous les hommes désirent, quels qu’ils soient… Mais c’est un fait reconnu que les réalisateurs d’Hollywood n’ont qu’une seule ingéniosité, celle de se copier les uns les autres avec plus ou moins d’adresse. Le même reproche ne s’applique pas à la production française; au contraire, elle se fait remarquer par la variété de ses sujets, l’originalité des thèmes qu’elle soumet à notre attention et la veine psychologique fine et déliée qui anime certaines œuvres, les films de René Clair par exemple. Tant que la production française fera preuve d’un bel esprit de combativité, tant que les films seront à la hauteur de la réputation des réalisateurs qui les signeront, tant qu’ils ne seront pas seulement une imitation des succès américains, mais des œuvres différentes par le style et le traitement, ils tiendront la première place dans l’Ouest de Montréal. Il y a deux ans une telle chose eut fait sourire les défaitistes. Je sais qu’ils s’amuseront encore beaucoup. Mais le proverbe ‘Rira bien qui rira le dernier’ reste toujours vrai”. De tels discours sur les mérites de la production française et sur l’enrichissement qu’elle apporte à notre peuple, au contraire de l’américaine, on en retrouvera encore longtemps et ils serviront de leitmotiv à la propagande de France-Film. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Toujours est-il que Paramount ne semble pas satisfaite de son aventure à l’Imperial. Elle envisage donc d’en céder la gérance. Or ce printemps-là, France-Film entreprend sa consolidation et son expansion par tout le Québec. Le 14 juin 1932, la compagnie s’incorpore. Quatre jours plus tard, elle prend en charge l’Imperial. La voilà donc avec deux salles à Montréal (Impérial, Cinéma de Paris), deux salles à Québec (Impérial, Canadien), et une à Trois-Rivières (Palace, le 21 juin). C’est le vent dans les voiles.

À l’occasion de son incorporation, France-Film lance un grand concours dit Grand Prix France-Film, “dont le but est de trouver de nouveaux talents canadiens-français susceptibles de devenir des vedettes internationales qui feront connaître à l’étranger les qualités artistiques de notre race”. Le jury, présidé par l’honorable Athanase David, secrétaire de la province, comprend les principaux cadres de la compagnie : Hurel, Letondal, Roussy de Sales, Charton, Pierre Blanche et plusieurs autres personnalités. Les règlements sont simples. On doit envoyer sa photo à l’Imperial. Le jury choisit 12 candidats et 12 candidates. Ces personnes sont filmées à raison d’un candidat de chaque sexe par jour. Le lendemain soir on projette ces bouts d’essai à l’Imperial. La station de radio CKAC organise aussi des auditions. Avec tous ces éléments en main, le public de l’Imperial vote pour les candidats de son choix de façon à déterminer le lauréat et la lauréate qui mériteront un voyage à Paris où France-Film s’engage à user de toute son influence pour leur faire obtenir des engagements. Durant tout le concours, La Presse publie régulièrement les photos des candidats. Le vote dure un mois. Finalement le 17 septembre, Germaine Giroux et Jacques Langevin sont proclamés vainqueurs. Ce concours, le premier et non le dernier organisé dans l’histoire de notre cinéma, sert au maximum les desseins publicitaires de France-Film et consacre sa renommée. Mais ses résultats concrets sont bien minces. Peut-on en voir un dans le fait que Jacques Langevin ait joué en 1934 un petit rôle dans MARIA CHAPDELAINE de Duvivier, dans lequel DeSève aurait investi (la maison de production française n’en a aucune trace), qui a été tourné en partie au Québec et qui a fait 70,000 entrées à sa sortie au St-Denis?

En mai 1933, France-Film prend clairement en charge la distribution des films et l’exploitation des salles tandis que la Compagnie cinématographique canadienne s’occupe principalement de l’importation; cette division du travail est demeurée jusqu’à nos jours, la CCC occupant à Paris le même bureau depuis des décennies. Le 19 août, le St-Denis devient entièrement consacré au film français; c’est que DeSève vient d’en évincer Jos Cardinal 2. Ce n’est pas la première fois que DeSève coince quelqu’un. Comment s’y est-il pris cette fois-ci? Raoul Rickner s’en souvient. Rickner est gérant du St-Denis depuis 1924, tout en étant déjà mêlé au cinéma à Specialty Film Import et en tant que secrétaire de la compagnie de L.E. Ouimet Laval Photoplays.

Un des actionnaires de cette compagnie se nomme Télésphore Latourelle. En 1924 celui-ci s’associe avec Charles Lalumière qui possède déjà une bonne expérience théâtrale et qui s’est essayé dès 1921 à faire venir d’Europe, pour sa compagnie Europa, des films sous-titrés en français; mais Europa accumule rapidement un déficit de $30,000. La nouvelle association de 1924 se lance en affaires en achetant, au coût de $500., un film américain en couleurs et avec titres français : LA CRÉATION DU MONDE. Pour présenter ce film, on loue le St-Denis pour $180.00 par semaine et c’est Rickner qui en est le gérant. Les affaires ne vont pas à merveille. Profitant d’un séjour de Lalumière à l’hôpital, Rickner convainc Latourelle d’essayer un système de laissez-passer à 10¢ qui seraient distribués par diverses personnes : agents d’assurances, vendeurs, etc. Latourelle acquiesce. Avec ces laissez-passer, la salle se remplit peu à peu. Mais en sortant de l’hôpital, Lalumière n’approuve pas ce système et, croyant avoir gagné un public stable, hausse les prix; la clientèle fuit. Latourelle prend donc ses distances face à Lalumière. Avec 20 films en mains, il fonde Film de Luxe et présente ces films au St-Denis. Mais il doit entrer à l’hôpital pour désintoxication. Sa femme en profite alors pour casser le bail. Voilà le St-Denis encore fermé. C’est à ce moment-là que Rickner persuade le beau-frère de L.E. Ouimet, Arthur St-Germain, de le rouvrir. St-Germain est déjà locataire du Laurier, du Crystal, du Mt-Royal et du Family. Mais il ne veut pas souscrire au système de laissez-passer à 10¢ proposé par Rickner et à son tour, il se casse la gueule; il doit même déclarer une faillite personnelle. Un autre ancien de Laval Photoplays et de Famous Players, G.M. Kennedy s’essaie au St-Denis. Peine perdue; il démissionne à son tour en sous-louant la salle à un dénommé Velleman qui arrête bientôt de payer son loyer. Il commence à être temps de trouver quelqu’un de stable.

Rickner cherche alors un autre locataire qui ait l’expérience du spectacle. Il pense à Cardinal qui contrôle déjà le Canadien, le National, le Starland et l’Arcade. Cardinal est sympathique à l’idée mais il préfère passer par Eddy English de Paramount qui va voir directement N.L. Nathanson, grand patron de Famous Players (nous avons vu tout à l’heure les liens entre Famous et la St-Denis Corporation). Cardinal obtient ainsi le St-Denis au mois de septembre. Deux mois plus tard il engage néanmoins Rickner et le charge en plus de la comptabilité de ses autres théâtres. En 1929, comme nous l’avons souligné auparavant, DeSève approche les deux hommes pour leur proposer des affaires. Même si ça ne fonctionne pas, la liaison DeSève-Rickner n’est pas rompue parce que les deux hommes participent ensemble dans plusieurs compagnies de construction, comme Cardinal Construction (aucun lien avec Jos Cardinal), dont certaines font faillite. En 31, Rickner se sépare de DeSève, mais ils demeurent en bonne relation. Et nous voici en 1933.

Depuis deux, trois ans, les affaires de Cardinal vont moins bien. Il paie $27,000 de location pour le St-Denis et veut en faire baisser le prix à $23,000. La St-Denis Corporation pense alors à mettre le théâtre en vente et confie l’affaire à un agent d’immeuble qui approche Rickner pour le convaincre de vendre cette idée à Cardinal. Cela n’enthousiasme pas Cardinal qui essaie de faire encore pression sur la Famous par English. Il se tient ce raisonnement : le bail vient bientôt à échéance et je pourrai alors avoir mon prix. Mais c’est compter sans DeSève qui se sert de Rickner pour endormir l’agent d’immeuble en lui faisant une offre d’achat de $50,000. comptant et $200,000. payable sur 5 ans. Cette offre est manifestement trop basse mais elle a l’avantage de faire perdre à Cardinal ses options sur le bail. La St-Denis Corporation propose à DeSève de louer le St-Denis pour $27,000. avec option d’achat. DeSève accepte et rafle ainsi le bail à Cardinal. Cardinal se retrouve alors administrateur de trois salles: l’Arcade dirigée par A. Sylvio où il donne du drame et de la comédie et parfois du cinéma, le National dédié principalement au burlesque et aussi au cinéma et le Canadien, son seul vrai cinéma. Ce qui caractérise les salles Cardinal, c’est le bas prix qu’il y pratique : 8¢ et 10¢ pour le cinéma, 10¢,15¢ et 20¢ pour le spectacle. En 1935 Cardinal, sous le nom de Cardinal Amusements, contrôle quatre salles : le Canadien (deux changements de programme par semaine), le King Edward (deux changements par semaine, trois grands films), le Starland (du vaudeville et des films américains), l’Arcade (théâtre et films américains). Quant au St-Denis DeSève y présente des films de toute provenance : des Éditions Garand, de Famous Players (qu’Eddy English lui procure à raison de $50 par film en exclusivité) et de France-Film (qui elle exige $500 pour une reprise!).

Notes:

  1. Ces actualités sont en outre diffusées dans 15 salles à Montréal et plus de 20 salles ailleurs au Québec, bien que ces salles présentent des longs métrages en anglais. Leur programme est publié chaque semaine dans La Presse.
  2. Le premier geste de DeSève sera de rénover et d’améliorer encore l’acoustique du St-Denis.